Actualités

1

#1 : Les Gardiens du Cap Horn

mardi, 28 avril 2020 18:59

Concours d’écriture Fondation Belem avril – juin 2020

Nouvelle n°1, présélectionnée par le jury

 Les Gardiens du Cap Horn par Coraline Bouyer

A la proue du navire, le nez levé vers la grande étendue bleue, sa robe virevoltant au vent, Quinn inspirait l’air marin à pleins poumons. Elle aimait sentir les embruns lui fouetter le visage. Aînée des quatre filles de sir Arthur Ernest Guinness, elle avait embarqué cet été 1923 pour un tour du monde avec sa famille sur le vaisseau que son père aimait appeler le « Happy Yacht », un magnifique trois-mâts barque récemment rebaptisé le Fantôme II. La jeune femme de 21 ans n’avait pas hâte d’épouser l’homme à qui elle était promise, qu’elle trouvait barbant. Son coeur d’aventurière était déjà pris par un mousse au service de son père, Thomas Hannigan. Ce tour de monde était l’occasion pour elle de vivre un an d’amour secret, avant de plonger dans une ennuyeuse vie de mondanités.

-Quinn, père nous rassemble dans le Petit Roof, s’écria Aileen.

 Quinn avait trois petites soeurs, Aileen, 19 ans, Maureen et Oonagh, 16 et 13 ans.

La jeune femme rassembla ses rêveries et se rendit dans le salon boisé où le reste de la famille était déjà réunie. Assise en silence, elle écouta son père prendre la parole avec enthousiasme :

-Femmes de ma vie, notre famille s’apprête à entrer dans l’histoire ! Nous faisons route vers leCap Horn. Pour la première fois, nous franchirons ce cap de légende avec ce merveilleux navire.

Quinn était sans voix. Le bâtiment se dirigeait pourtant vers le canal de Panama. Pourquoi son père avait-il changé d’avis ? Elle n’eut pas besoin de poser la question, elle le connaissait trop bien. Arthur Ernest Guinness avait la folie des grandeurs.

Alors que sa mère Marie Clothilde tentait de raisonner son mari, Quinn quitta discrètement la réunion familiale, puis se faufila dans la cuisine où elle retrouva Thomas. Ensemble, ils montèrent sur le spardeck et enroulés dans d’épaisses couvertures, ils observèrent le ciel. Depuis le début du voyage, ils avaient pris l’habitude de faire ça chaque soir à la nuit tombée. Les étoiles brillaient si fort que Quinn croyait voir jusqu’au fond de l’univers. Un ciel grandiose qu’elle ne reverrait jamais à Londres. Lovée dans ses bras, elle raconta à Thomas le fou changement de cap décidé par son père. Elle fut surprise de sentir le corps de son amant se raidir sous son étreinte.

-Il ne peut pas décider ça comme ça, dit-il d’une voix étranglée. Il y a des règles, il ne peut pas…

Il se tut. Quinn, se redressa, lui demanda de développer, mais le jeune homme ne pipa mot. Livide, il l’embrassa sur le front, puis balbutia une excuse avant de redescendre dans la batterie. Confuse, Quinn regagna à son tour la cabine qu’elle partageait avec Aileen et s’endormit.

Une faible mélodie tira la jeune femme du sommeil. Encore embrumée par les songes, elle mit une minute à comprendre que l’air lancinant venait bien de quelque part. Elle se leva, revêtit une robe de chambre en soie rose et essaya de suivre le chant. Aileen se réveilla et demanda à sa soeur ce qu’elle fabriquait.

-Ecoute, tu entends ça ?

Aileen fit non de la tête, puis se retourna en maugréant et se plaqua un coussin sur les oreilles.

Quinn soupira et continua son chemin. Elle franchit la porte puis avança à pas feutrés jusqu’à la batterie. L’air était entêtant et la mélodie plus forte, presque menaçante, tel un chant de guerre. Les paroles se firent plus précises :

Passe ton chemin, navire interdit

Nous sommes les Gardiens, tu n’es pas choisi

Si tu ne vires pas, nous te coulerons

Iakarimbaka t’enverra au fond

Le message glaça le sang de la jeune femme, qui marqua une pause avant de continuer. Elle était comme hypnotisée par l’incantation. Cette nuit, la mer était agitée et elle devait se retenir aux meubles, bien ancrés dans le sol, pour le pas perdre l’équilibre. Elle monta une à une les marches de l’escalier jusqu’à se retrouver dans le Grand Roof. Elle n’y venait pas souvent car son père y gardait de précieux trésors qu’elle et ses soeurs n’avaient pas le droit d’approcher. Tendant l’oreille, elle finit par localiser l’origine de l’inquiétante chanson. L’air émanait d’un énorme coquillage pointu, couleur de sable. Elle le prit délicatement, puis le porta à son oreille, comme elle le faisait enfant quand elle voulait entendre le bruit des vagues. Là, le doute n’était plus permis. Les paroles entrèrent en elle, s’infiltrant dans son esprit jusqu’à lui glacer le coeur.

Iakarimbaka t’enverra au fond.

Quinn reposa en hâte le coquillage et dévala l’imposant escalier de bois. Courant vers la batterie, elle trouva la couchette de Thomas. Elle le prit par les épaules et le secoua. Le jeune homme ne chercha pas à discuter lorsqu’elle l’exhorta de la suivre. Mais une fois dans le Grand Roof, lorsque Quinn lui colla le coquillage contre l’oreille, il n’entendit rien d’autre que les mâts craquer au-dessus de leurs têtes.

- Tu entends ? Dis-moi que tu entends ! le supplia Quinn, les yeux écarquillés.

Mais Thomas n’entendait rien. Dépitée, elle s’assit sur le banc en bois lustré et raconta à son amant ce qu’elle avait entendu.

Alors le jeune homme, voyant la peine de son amour, raconta enfin ce qu’il n’avait osé dire plus tôt.

- Il y a une légende qui circule parmi les marins depuis toujours. Elle raconte que seuls les navires élus peuvent franchir le Cap Horn, ou ils disparaitront avant même de l’atteindre. Les capitaines prient d’abord tous leurs dieux et font des offrandes à la mer. Ceux qui ne le font pas… Périssent.

Quinn ne savait pas ce qui était le plus dur à entendre : ces vers sinistres chantés pour elle seule, ou cette légende pourtant saugrenue qui prenait tout son sens.

Sans une parole, elle sortit sur le pont principal, Thomas à sa suite. La mer s’était calmée au lever du soleil et les premiers rayons transperçaient l’horizon pour venir s’échouer dans les nuages. Des nuances de rose, de jaune et d’orange zébraient le ciel et l’eau, les petits moutons blancs brillant de mille feux. Quinn leva les yeux vers l’imposante mâture. Les voiles, presque toutes déployées, battaient au vent comme si elles essayaient de s’envoler. Avec sa silhouette élancée et sa voilure flamboyante, le Fantôme II était sans hésiter le plus beau navire qu’elle avait jamais vu. Mais ce matin, elle avait plus que jamais l’impression de voguer à bord d’un vaisseau-fantôme.

- Ma chérie, tout va bien ? Tu vas attraper la mort dans cette tenue !

Thomas fila à l’anglaise. Quinn se retrouva nez à nez avec son père, qui la dévisageait d’un air interrogateur.

Alors, portée par son instinct, elle vida son sac et lui dit tout. Arthur Ernest Guinness l’écouta sans bruit puis, quand elle eut terminé, dit à sa fille d’un air grave :

- Je te pensais plus intelligente que ces idiots de marins, prêts à croire n’importe quelle histoire à dormir debout. Pas étonnant que tu fricotes avec ce Hannigan. Regagne ta cabine, c’est là que tu passeras le plus clair du voyage à présent.

Puis il fit volte-face et partit vers la timonerie.

Le coeur de Quinn était prêt à exploser. Fille chérie de son père, elle avait attendu plus d’écoute de sa part. Elle regagna ses quartiers, secouée de frissons.

Quinn passa une robe légère et des chaussures plates, tenue qu’elle préférait à bord pour une question de confort. Alors qu’elle retenait ses sanglots, elle fut éblouie par un éclair de lumière juste devant elle. Lorsque ses pupilles se rétractèrent, elle vit une forme qui semblait humaine. Terrifiée, elle recula violemment tout en dévisageant la silhouette. On aurait dit une femme nue, dont le corps était recouvert d’une colossale chevelure. Des mèches virevoltaient autour d’elle, non soumises à la gravité, d’autres l’enlaçaient comme un cocon. Dans son cou, des sillons creusaient des branchies. Mais surtout, son regard était noir et fulminant. De sa bouche sortirent ces simples mots :

- Je vous ai prévenus, vous n’avez pas écouté. Iakarimbaka arrive.

Et la créature s’évanouit.

Soudain, le navire s’arrêta dans un fracas immense qui fit craquer toute la coque. Quinn fut projetée avec force contre le mur. Elle se releva et sortit en courant de sa cabine. Elle avait compris. Elle s’élança dans les escaliers vers la dunette, puis s’empara de la barre qu’elle tira vers elle d’un coup sec pour faire virer le bateau. Mais il était trop tard : un immense serpent de mer s’élevait à la proue, haut comme le grand mât. Ses yeux jaunes semblaient chercher quelque chose, son nez pointu donnait des coups, perforant le pont. Sa gueule grande ouverte allait se refermer et briser le navire en deux lorsque de toutes ses forces Quinn hurla :

- Non !

A sa grande surprise, le serpent s’arrêta, le temps aussi. Elle vit autour d’elle les gouttelettes salées figées dans l’air, les regards affolés de ses parents et ses soeurs fixés sur elle, la main de Thomas tendue dans sa direction. Plus rien ne bougeait.

La silhouette qu’elle avait vue juste avant apparut alors devant elle. Le coeur battant, Quinn l’écouta parler:

- Je suis une Gardienne du Cap Horn et ton navire n’est pas élu. Il n’est pas de ceux qui peuvent franchir la mer sacrée. Iakarimbaka va l’envoyer par le fond. Vous n’avez pas écouté.

- Arrêtez, nous allons faire demi-tour je vous le promets, supplia Quinn.

- Il est trop tard.

Quinn sut soudain comment sauver sa famille. Et son navire.

- Prenez-moi en échange.

Elle était calme. Elle avait pressenti qu’une vie offerte avait plus de valeur pour la Gardienne que plusieurs volées.

- Ton existence sera rayée de ce monde et tu deviendras Gardienne du Cap Horn. Est-ce bien ce que tu veux ?

Quinn regarda l’immensité autour d’elle. Cet océan qu’elle aimait tant l’appelait depuis toujours. Elle hocha la tête. Elle n’avait pas peur.

Alors sans un mot de plus, les gouttes suspendues en l’air repartirent vers le ciel, les trous dans la coque se comblèrent, Quinn s’envola en lumière et Iakarimbaka disparut dans les profondeurs. La nuit revint, calme. Thomas dormit comme un mort. Aileen, l’ainée des trois filles de Sir Guinness, sommeilla d’une traite malgré la mer agitée.

Le majestueux Fantôme II ne franchit jamais le Cap Horn.

1 commentaire

En soumettant ce formulaire, j'accepte que les informations saisies soient exclusivement utilisées afin que je puisse poster mon commentaire. Consulter notre Politique de Confidentialité pour faire connaître et exercer vos droits.
  • Santin Marie france, le 02/05/2020 à 17:06
    Histoire fantastique, conte, légende...
    Mystère captivant du cap Horn.. .
    A chaque phrase défilaient les images ,j imagine les personnages.... l envie de savoir ...
    Merci pour ce beau moment de lecture
Contactez-nous