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#3 : La fille de l'air

mardi, 28 avril 2020 19:51

Concours d’écriture Fondation Belem avril – juin 2020

Nouvelle n°3, présélectionnée par le jury

La fille de l'air par Lucile Erbs

 

Son appartement donnait sur le port. Tous les matins, elle ouvrait grand ses fenêtres pour laisser le souffle humide du large laver son trois-pièces des airs viciés de la nuit. Elle coinçait les portes solidement avec des cales pour leur éviter de claquer et préparait son petit déjeuner au milieu des bourrasques. Elle se plaisait à dire qu’elle avait toujours été une fille de l’air.

L’expression, croyait-elle se souvenir, venait de la petite sirène. Enfant, la lecture du conte – la version d’Andersen, bien entendu, pas l'interprétation édulcorée servie par Disney – l’avait fortement marquée. Aujourd’hui encore, toute rabougrie par les ans qu’elle était, elle ne pouvait voir la mousse blanchâtre de l’écume sans penser à la fin tragique de la jeune héroïne. Aimer était dangereux, pour une femme poisson comme pour une humaine : elle s’était donc fait à sept ans la promesse de ne jamais tomber amoureuse. A bien des égards, le cœur n’étant pas un organe docile, elle ne l’avait pas tenue. Si ce n’était qu’elle ne s’était jamais mariée, n’avait jamais eu d’enfants, n’avait jamais assujetti ses envies à celles d’un autre. Une maigre consolation ; une consolation quand même. Restée libre de faire ce qu’elle voulait – ce qui s’était résumé à peu de choses, auraient pu dire les mauvaises langues – elle avait vécu une vie discrète ; une somme modeste et sans éclat qui n’aurait pas passionné les foules. Mais qui n’avait appartenu qu’à elle. Elle était bien décidée à ce que ce soit le cas jusqu’au bout.

Elle regardait le spectacle familier des mâts se balancer à contretemps des uns des autres,  comme s’ils suivaient une partition de musique expérimentale. La brise portait à ses oreilles le tintement des cordages contre le métal, le cri des mouettes ponctuant le tout de notes aiguës.

Demain, le Belem serait de retour.

Il revenait chaque année, pour le rassemblement de frégates annuel qui faisait l’orgueil de la ville et attirait les estivants en masse. Il restait au port deux semaines, ouvert aux visites. A côté de lui, les autres voiliers du port avaient l’allure de jouets en plastique pour petits garçons capricieux. Elle aimait sa vue majestueuse ; chaque été, elle attendait sa venue comme elle n’avait jamais attendu personne d’autre.

Elle s’approchait de lui lentement, en prenant son temps, suivant un cérémonial immuable. Le premier jour, elle se contentait de le regarder depuis sa fenêtre. Le deuxième jour, elle allait dans la rue et se tenait sur le remblais qui surplombait les quais. Au troisième jour, elle descendait sur le port, flânait parmi les autres bateaux en le contemplant de loin. Le quatrième jour elle se plantait devant lui, examinant sa coque, son profil élancé, comme une amoureuse scrute les traits de son amant retrouvé. Lorsqu’arrivait le cinquième jour, elle montait enfin à bord, parcourait chaque salle, chaque ponton à pas rapides. Elle goûtait le roulis du plancher sous ses pieds, se sentant transportée ailleurs, même s’il ne s’agissait que de la timide houle du port. Les cinq jours suivants, elle rembobinait son rituel dans l’autre sens, s’éloignant progressivement du navire.

Pendant des années, cette danse pleine de réserve autour du Belem, ponctuée de quelques variations çà et là selon son inspiration du moment, lui avait suffi. Entre deux visites, elle emmagasinait suffisamment d’impressions pour tenir toute l’année. Elle n’avait jamais éprouvé le besoin de participer à une des sorties en mer organisées certaines après-midi.

Cette fois-ci, ce serait différent.

Elle s’était réveillée avec cette conviction chevillée au cœur.

Elle vivait là, dans cet humble appartement à quelques encablures de la mer, depuis plus de soixante-cinq ans. Quand elle s’en était allée de chez ses parents, elle avait emménagé ici et n’en était jamais partie. Dans un mois, elle quitterait pourtant son logement de toujours pour s’installer définitivement en EHPAD.

C’était sa main gauche qui avait donné l’alerte. Cela avait commencé comme de simples maladresse de vieille dame ; laisser tomber sa fourchette, le courrier, un bocal de sauce tomate. Peu après cela, elle avait commencé à négocier les virages de plus en plus mal, à se heurter aux cadres des portes, aux meubles - toujours du côté gauche. Il y avait ensuite eu les oublis, les pertes de mémoire infimes. Un jour, elle s’était retrouvée dans sa chambre alors qu’elle cherchait à se rendre à la cuisine. Elle en avait pleuré.

Le médecin lui avait dit que sa tumeur grossirait progressivement, mais inexorablement ; comme la tâche d’humidité apparue un jour au plafond de son salon, avait-elle pensé en l’écoutant, et qui avait grandi et noirci en quelques mois à peine. Chaque matin le sol était constellé de petits morceaux de peinture pelée qu’elle se dépêchait de balayer. Et bientôt ce serait pareil, sans doute, avec ses souvenirs.

Le soir où elle avait laissé sa main dans son assiette dix minutes avant de s’en apercevoir, elle s’était rendue à l’évidence.

Bien entendu, elle aurait pu tirer sur la corde quelque temps, faire appel à une aide à domicile, s’appuyer sur ses voisins. Elle s’y était refusée. Il n’y avait personne dans l’immeuble à qui elle se voyait demander un coup de main ; on ne la connaissait pas, ou alors, de loin, la vieille dame du troisième.

Et puis, à quoi bon jouer les prolongations ? lui soufflait son esprit têtu.

Autrefois, elle était en bons termes avec tous ses voisins. Du temps où sa sœur et son mari habitaient sur le même palier avec leurs trois enfants, dans le grand appartement de l’étage. Par un concours de circonstances, le couple avait emménagé en face de chez elle à la naissance de leur premier bébé. Cela ne l’avait pas dérangée outre mesure ; d’abord parce qu’elle pouvait ainsi aider de temps en temps le jeune ménage, souvent débordé par sa progéniture. Ensuite parce qu’une fois qu’elle refermait la porte de son propre logis, elle savourait d’autant plus le calme qui l’entourait. Pour rien au monde elle n’aurait changé de place avec sa sœur.

Cette dernière avait déménagé quelques années auparavant, peu après la mort de son mari. Son fils aîné l’avait convaincue de se rapprocher de lui pour qu’il puisse prendre soin d’elle. C’était donc à ça que servaient les enfants, avait-elle pensé en la voyant partir, peinant à reconnaître dans cet homme d’âge mûr, prévenant, le chiard qui pleurait comme un dindon à la moindre contrariété.

Sa sœur lui avait proposé de venir avec elle à l’époque. Elle avait dit non, par réflexe, par fidélité à ses principes d’indépendance. Par bêtise peut-être. A présent, elle se retrouvait seule face à la maladie. Et dans un an, lorsque le Belem serait de retour, elle ne serait plus là. Sa poitrine se serrait un peu à cette pensée. Tout arrivait si vite.

La visite à l’EHPAD l’avait décidée. Elle avait besoin d’un rempart ; d’une réserve d’images fortes, de sensations vives et récentes à convoquer lorsqu’elle serait terrassée par la douleur, coincée dans son lit au milieu des odeurs de médicaments et de produits nettoyants.

Elle était très calme quand vint le moment de monter à bord. Elle avançait lentement, la main accrochée aux cordages ; un marin lui sourit, l’aida à prendre place. Lorsque le Belem se mit en mouvement, elle ne put retenir un frisson d’excitation et sentit un grand sourire étirer ses lèvres, le premier depuis longtemps. Trop âgée pour participer aux manœuvres, elle se contenta d’observer les autres passagers s’y prêter de bonne grâce, riant et soufflant sous l’effort. Elle gravait chaque minuscule détail dans sa tête avec avidité, le bois blanchi du pont, les voiles immaculées que le vent de Suroît gonflait, les arbres immenses des mâts, le parfum de l’iode, les cris des matelots… Avec une question lancinante : lesquels survivraient le mieux aux attaques de ses connexions neuronales ? Lesquels seraient avec elle, à la fin ?

Quand ils atteignirent la haute mer, elle s’accrocha à une balustrade et laissa son regard se perdre dans les vagues. Les flots d’un bleu presque vert quelques mètres en contrebas l’attiraient irrésistiblement. Pour la petite sirène de son enfance, cela s’achevait ici, pensa-t-elle ; parmi les embruns, son esprit se dissipant dans l’atmosphère. Elle hésita longtemps, penchée sur le bastingage, avant de lâcher prise. Elle bascula lentement.

Personne n’entendit son corps frêle heurter la surface. Même là, plongée dans les eaux salées, l’espace d’un instant étrangement revigorée par leur fraîcheur, elle ne paniqua pas, se laissa glisser en douceur. Son visage était encore émergé. Elle tourna les yeux vers le ciel, vers la silhouette du navire qui la dépassait. Il était si beau... Son dernier souffle s’échappa vers le haut, une exaltation imperceptible qui se mêla au zéphyr, s’éleva haut, très haut, parmi les cirrus au-dessus du Belem, et l’ultime trace d’une fille de l’air s’évanouit.

1 commentaire

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  • Duchemin , le 15/06/2020 à 23:48
    Magnifique, merci !! Il y a tout ce à quoi j'aspire dans ce texte. Bravo ! AM
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